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L'économie est-elle une science exacte ?

L'économie est la plus mathématisée des sciences humaines... mais ses prédictions sont loin d'être toujours vérifiées et ses spécialistes rarement d'accord entre eux. Une fatalité ?

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Par Yann Verdo

Publié le 8 avr. 2013 à 01:01

Au sein du conseil scientifique de l'exposition « L'économie, krach, boom, mue ? », qui s'est ouverte le 26 mars à la Cité des sciences et de l'industrie, la question a fait débat. Vouloir initier les visiteurs à quelques-uns des concepts et des mécanismes clefs de l'économie, voilà un point sur lequel tout le monde était d'accord. Mais comment présenter cette science à deux visages qu'est l'économie ? Comme une science « dure », avec ses modélisations mathématiques et ses algorithmes ? Ou, comme une science « molle », traversée de courants de pensée contradictoires, voire de querelles idéologiques (de fait, il n'est pas rare que les médias invitent un économiste dit « de droite » et un dit « de gauche » à ferrailler sur telle ou telle question) ?

« Le choix a été fait de partir de situations concrètes, tirées de l'environnement le plus quotidien, pour aboutir in fine à des aspects plus théoriques », explique Augustin Landier, chercheur à la Toulouse School of Economics et co-commissaire scientifique de l'exposition. Celle-ci n'en est que plus pédagogique. Aux visiteurs de se faire par eux-mêmes leur idée sur la question depuis toujours controversée du degré de scientificité de l'économie !

Dans les années 1950, soit près de deux siècles après l'ouvrage fondateur d'Adam Smith et ses métaphores fort peu scientifiques (la « main invisible » ), cette discipline change complètement de visage. C'est l'époque où l'Américain Kenneth Arrow (prix Nobel 1972) et le Français Gérard Debreu (prix Nobel 1983) posent les fondements de la théorie de l'équilibre général, qui est en quelque sorte le cadre ou, selon l'expression d'Augustin Landier, la « grammaire » de toute l'économie. Une théorie tellement mathématisée qu'elle semble sortir définitivement les travaux des héritiers d'Adam Smith du champ des sciences sociales.

« Homo oeconomicus »

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Mais le formalisme mathématique ne fait pas tout. « Pour qu'une théorie soit qualifiée de scientifique, il faut encore et surtout qu'elle fasse des prédictions susceptibles de se voir opposer le résultat contraire d'observations empiriques ou d'expériences », rappelle Mikaël Cozic, maître de conférences en philosophie des sciences à l'université Paris Est-Créteil spécialisé dans l'économie. C'est ce que, dans la grande tradition issue de la pensée de l'épistémologue Karl Popper, on appelle la « réfutabilité ». En l'occurrence, la théorie de l'équilibre général fait la prédiction que, sous certaines conditions - touchant notamment à la rationalité des agents économiques et à la libre circulation de l'information -, tout marché tend à s'équilibrer entre l'offre et la demande. Dans les faits, cette prédiction ne cesse d'être contredite par l'apparition de bulles spéculatives et leur éclatement. Cela veut-il dire que la théorie de l'équilibre général n'est pas valide ? Nullement, car les conditions idéales sur lesquelles elle se fonde ne sont jamais réunies dans la réalité.

La théorie d'Arrow et Debreu fait notamment l'hypothèse que l'être humain est un être foncièrement rationnel, uniquement motivé par le désir d'augmenter ses gains et/ou de réduire ses pertes le plus possible : c'est le fameux « homo oeconomicus », notion centrale dans l'école néoclassique. Simplification séduisante pour qui veut bâtir un modèle mathématique, mais dangereusement trompeuse !

Il faudra attendre les années 1970 et les travaux de l'Américain Daniel Kahneman, considéré comme le père de l'économie comportementale et récompensé par le prix Nobel 2002, pour que les économistes cessent de considérer l'être humain comme une machine à maximiser son profit. Aujourd'hui, ces « comportementalistes » étudient tant les biais cognitifs des individus (et le fructueux dialogue engagé avec les sciences cognitives a accouché d'une nouvelle approche, la neuroéconomie) que leurs préférences sociales, telles que l'aversion pour l'inégalité ou la tricherie. Ces approches renouvelées permettent de bâtir des modèles tout aussi mathématiques que ceux de l'école néoclassique, mais reposant sur des hypothèses plus réalistes, et donc rendant mieux compte de la réalité. Ainsi, les modèles standards, en ne considérant que la rareté des contrôles fiscaux, prédisent une fraude fiscale beaucoup plus massive qu'on ne le constate dans les faits. Les modèles comportementaux corrigent ce biais en prenant en compte l'aversion pour la tricherie de la plupart des contribuables.

Plus d'expérimentations

Pendant longtemps, la plupart des économistes ne se sont guère souciés de confronter leurs modèles mathématiques aux données empiriques issues de l'observation ou de l'expérimentation. Ce qui faisait dire à Karl Popper, avec un rien de dédain, que « le développement de l'économie réelle n'a rien à voir avec la science économique [...]. Les théories économiques n'ont jamais eu la moindre utilité pratique ». Mais les choses ont changé depuis Popper ! « Les économistes de la jeune génération ont une démarche plus pragmatique que leurs aînés », note Augustin Landier. Un constat partagé par Mikaël Cozic, qui y voit « une tendance massive » depuis une vingtaine d'années.

Directrice du Gate (Groupe d'analyse et de théorie économiques), à Lyon, et présidente de l'Association française d'économie expérimentale, Marie-Claire Villeval constate ce fait significatif : jusqu'à sa 12e édition, datant de 1985, le manuel « Principles of Economics » de Paul Samuelson - la bible des futurs chercheurs - affirmait que « les économistes ne peuvent (malheureusement) pas réaliser des expériences contrôlées en laboratoire, comme les chimistes ou les biologistes ». Mais, dans sa 14e édition, en 1992, le même manuel notait que « l'économie expérimentale est un nouveau développement prometteur ».

Deux types d'expériences sont désormais couramment utilisées en économie. Figure de proue de l'économie du développement, la jeune Française Esther Duflo a acquis une influence considérable pour avoir systématisé les expériences de terrain conduites avec des outils empruntés aux essais cliniques de la biologie, tels que la présence d'un groupe contrôle.

Depuis la naissance dans les années 1980 de la théorie des jeux, les expériences en laboratoire, confrontant « acheteurs » et « vendeurs » dans des situations variées, ont également le vent en poupe. « Certes, nous ne serons sans doute jamais à même de faire des expériences aussi irréfutables qu'en physique, admet Marie-Claire Villeval. Mais nous développons des protocoles extrêmement rigoureux qui nous rapprochent des sciences dures. »

Faut-il y voir un signe ? Depuis quelques années, les plus prestigieuses des revues scientifiques générales, telles que « Science » et « Nature », accueillent aussi les articles d'économistes. Comme par hasard, « il s'agit presque exclusivement de travaux relevant de l'économie comportementale et expérimentale », note Marie-Claire Villeval.

La recherche économique française

En moyenne, 70 postes de maître de conférences sont ouverts chaque année au concours.Le nombre d'universitaires en sciences économiques tourne autour de 2.500, auxquels s'ajoutent un peu moins de 300 chercheurs CNRS.Les deux pôles de la recherche française sont la Paris School of Economics (François Bourguignon, Roger Guesnerie, Thomas Piketty...) et la Toulouse School of Economics (Jean Tirole, seul Français unanimement cité comme nobélisable). Il existe aussi d'importants centres de recherche à Lyon (autour du Groupe d'analyse et de théorie économiques) et Marseille.Les principales revues scientifiques, toutes américaines, sont l'« American Economic Review », le « Quaterly Journal of Economics », la « Review of Economic Studies », le « Journal of Political Economy » et « Econometrica ».

Yann Verdo

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